« Africains détenus, notre humanité en perdition ? » : échos d’une visite du JRS Ellada au Camp de Moria en Grèce

13 Mar, 2018 | Actualités

La Fondation de Montcheuil apporte un soutien financier au Service jésuite des réfugiés (JRS) en Grèce. Elle publie ce témoignage de Cécile Deleplanque et du P. Maurice Joyeux sj, directeur de JRS Ellada, au retour d’un séjour du 9 au 11 mars 2018  à Mytilini sur l’île de Lesvos.

Cécile Deleplanque et le P. Maurice Joyeux sj désirent faire davantage connaître la situation d’abandon dans laquelle se trouvent de nombreux amis africains. Leurs pays respectifs ne sont pas considérés comme « pays en guerre ». C’est pourtant l’injustice et la violence qui y règnent, suscitant des exodes de grande ampleur au risque de leur vie. Notre propre dignité humaine est concernée. Nous ne pouvons risquer l’indifférence, la mésinformation ou désinformation concernant ces personnes en grand danger pourtant de grand courage.

Edmond

Ce 9 mars au soir, Edmond, camerounais, interprète au « Legal Center Lesvos » (initiative privée d’avocats européens volontaires) nous met au contact de Loren, avocate américaine, coordinatrice de ce Centre. Elle est engagée dans la défense des droits de 32 réfugiés d’origine africaine arbitrairement arrêtés dans le camp de Moria en juillet et incarcérés depuis à Athènes, Lesvos et Chios. Un jugement sous influence des îlotes à la suite de disparitions de petit bétail ne leur a donné aucune opportunité d’une défense adéquate. Nous apprenons qu’un texte de plaidoyer est en cours de rédaction. Le JRS Ellada le signera, invitant d’autres organisations non-gouvernementales à se mobiliser.

La « chose » fait grand bruit encore parmi les nombreux réfugiés africains bloqués dans les murs de Moria comme aux abords de ce dernier tant il est surpeuplé depuis des années ! Edmond est épuisé, nerveux, en colère, révolté par sa propre histoire mais aussi par celles de tous ses compagnons dont le noir de peau effraie tant la population locale. Davantage que raciste, celle-ci craint par ignorance et manque d’information ou de simple écoute des itinéraires de ces africains qui abordent depuis des mois les côtes de son île. Elle fut tant submergée par les vagues successives de syriens, afghans, kurdes, irakiens et iraniens dont le flux continu marque encore les esprits !

Une Afrique menacée, meurtrie et manipulée par les corruptions politiques, les tortures, viols de femmes comme d’hommes, de massacres habilement enfouis aux yeux des opinions nationales locales comme internationales, échoue sur les côtes grecques, nos côtes européennes depuis des mois et des mois. C’est toute une jeunesse « noire » que nous allons rencontrer et écouter durant ce court séjour. Nous sortions avec Edmond d’une grande soirée organisée par l’association humanitaire grecque SYNIPARXI fêtant ses vingt ans d’action contre le racisme anti turc et anti albanais des années 90.

La soirée visait à informer et conscientiser les habitants de l’ île – en particulier de Mytilène – leur offrant la possibilité d’écouter quatre récits de jeunes africains (Cameroun, Congo, Côte d’Ivoire).  Nous sommes deux à intervenir sur fond de leur témoignage :  un journaliste de nationalité grecque connu sur l’île, ayant vécu en Zambie, STRATIS AGGELIS (du journal AUGI) et moi-même, prêtre catholique et directeur jésuite d’une ONG agissant depuis le début de la crise des réfugiés (Octobre 2015) – Le Service Jésuite des Réfugiés ou JRS ELLADA – à Athènes et à Lesvos. Un débat avec l’assemblée s’engage. Plus d’une centaine de personnes sont présentes.

Prendre le temps d’écouter

Prendre le temps d’écouter et de laisser résonner les récits de ces réfugiés meurtris et dignes, de grande pudeur et souffrance mêlées pour décrire le contexte de leur départ et les affres de leur chemin dans les airs, sur terre ou sur mer ne peut que marquer les auditeurs.  Les effets pervers d’une guerre économique et industrielle en terres africaines – guerre qui ne dit pas son nom et dont les régimes corrompus tirent de larges profits jusqu’aux extrêmes de l’inhumanité – interrogent nos consciences comme nos lectures du monde.

La géopolitique impacte les puissances locales, les durcissent et rendent aveugles ou sourdes. Le mal malheur ne fait plus peur aux dirigeants qui usent et abusent de leurs installations au pouvoir excessivement durables. Les populations ne semblent plus avoir quelque poids sinon celui de leurs bulletins de vote. Et encore..! Ce sont de fausses démocraties qui imposent leur loi sans lois. Les jeunes générations méprisées sont aux abois, comme tétanisées. Elles sont acculées à fuir comme à se sacrifier pour leur famille. La liste est longue des misères liées aux guerres des sous-sols terrestres ou marins au cœur d’une globalisation financière et commerciale. L’humain y est laminé quelque soit son âge. Disparaissez ou soumettez-vous au système !..L’assemblée que nous formons n’a plus de mots, elle a froid dans le dos…

Nous pouvons pourtant témoigner de la sobriété des propos qui sont exprimés. Rien n’est exagéré dans la bouche de ces amis d’Afrique. Ils sont trop fatigués de tant d’histoires vécues dans ce que les médias appellent l’actualité, l’Histoire avec un grand H. C’est un excès d’enfers qui nous donne le vertige. Le courage et l’humanité de ces hommes et femmes qui sourient encore « consolent » de l’immense désolation décrite par ces derniers. Hervé, Edmond, Mélissa et Cédric sont impressionnants de vérité. Ils ne demandent pas tant la compassion, notre compassion que l’écoute et l’honneur d’être entendus par une assemblée de grecs et européens enfin disposés à les regarder, même les mains vides.

Une église bondée, accompagnée d’une chorale énergique, concélébrée avec Len, diacre au service de la communauté catholique locale et cheville ouvrière de l’équipe JRS locale, a rassemblé comme tous les dimanches une centaine de personnes réfugiées de diverses nationalités africaines : camerounais, congolais, ivoirien, érythréens, nigériens partagent de longs silences ou chantent à pleins poumons. Ce rendez-vous dominical que JRS soutient financièrement est un véritable « oasis » de dignité et liberté transfrontière ! Le pic nic qui prolonge la célébration renforce encore les liens de solidarité et fraternité entre tous.

Visiter le camp de Moria

15h ce même dimanche : Accompagnés par Edmond, nous visitons les abords du camp de Moria. Nous ne pouvons pas y entrer, les autorisations n’ayant pas été clairement données. Des milliers de réfugiés sous tentes occupent les collines environnantes. L’hygiène y est déplorable. Pour la énième fois, nous vérifions le délabrement des conditions de vie malgré quelques « améliorations » en terme de toilettes, d’accès à l’électricité. L’eau et l’évacuation des déchets demeurent un grave problème pour les 6 000 « habitants » du camp et de ses débordements imposés.

La communauté camerounaise forte d’environ 80 personnes (nous ne verrons qu’une femme mais elles sont une vingtaine sur le site) est réunie comme en « chefferie » sous la houlette de son président élu, de son chef traditionnel et de son porte-parole. Très organisée, la communauté désire régler les conflits suscités la veille dans une grande tente de majorité congolaise, par l’un des leurs un peu trop porté à boire. Dignité encore ! Intelligence des situations, souci d’accompagnement et protection des plus faibles dans l’entretien d’une paix fragile. Les logiques de survie individuelle risquent de conduire à des tensions graves. Il est préférable pour tous d’éviter l’incursion de la police et les altercations avec les autorités du camp.

Nous montons vers les hauteurs des abords du camp. Nos compagnons africains tiennent à nous faire connaître leur « lieu sacré » ou « lieu de prière » à bonne distance des grillages du camp.  En pleine plantation d’oliviers, tournés vers la mer, plusieurs d’entre eux viennent ici respirer, chanter, trouver quelque paix en interpellant leur Dieu. C’est encore un immense appel au respect que nous ressentons alors que nous rejoignons, à l’entrée du camp, une cafétéria de fortune improvisée par une « maman grecque » « Katarina », bonne commerçante et communicante, compréhensive de tous ces hommes en exil.

Ce n’est pas une terre d’accueil que nous avons foulée ensemble. C’est un « non-lieu » sans être une « jungle ». Des êtres de chair et de sang en suspension de vie y cherchent comme des spectres sans avenir des interlocuteurs à l’écoute. Ils ne pourront jamais se résigner à un statut de prisonniers ou d’esclaves. Alternativement croyant ou désespéré, ce « peuple des ombres » sera-t-il encore longtemps abandonné ? Dans son silence comme dans son expression, dans sa geste de cri ou de prière, ne témoigne-t-il pas dans sa grande pauvreté d’une humanité, non en perdition, mais bien au contraire d’une humanité qui nous est commune, en re-création, urgée par son exode ? Nous reviendrons ici fêter la Pâque, toutes nationalités confondues !

Cécile Deleplanque, Maurice Joyeux sj

En savoir + sur JRS Ellada :

Echos et cris depuis le camp de Moria en Grèce avec le JRS Ellada – 13/11/2017

« Sur le rivage » : le documentaire de KTO sur le Service Jésuite des Réfugiés en Grèce – 17/01/2018