Dominique Seux, directeur délégué de la rédaction des Echos, a demandé aux personnalités politiques, artistiques et du monde des affaires ce qu’elles ont retenu de leur scolarité chez les jésuites.

Elles sont nombreuses, les personnalités de l’échiquier politique, du monde des affaires et de la sphère artistique à avoir suivi l’enseignement de la Compagnie de Jésus, mise à l’honneur par le nouveau film de Martin Scorsese. Nous leur avons demandé ce qu’elles en ont retiré. Où l’on découvre que le procès en élitisme souvent fait aux jésuites ne tient pas.

Quel est le point commun entre François Fillon et Noël Mamère ? Entre Loïck Peyron et Emmanuel Macron ? Carlos Ghosn et Léa Salamé ? Tidjane Thiam et Louis Gallois ? Stromae et François-Henri Pinault ? Laurent Delahousse et Sophie de Closets ? A priori, peu de chose, si ce n’est la forte probabilité qu’ils ressentent une émotion particulière devant Silence, le beau dernier film de Martin Scorsese. Ce long-métrage, qui sort mercredi prochain, raconte l’histoire de deux jésuites du XVIIe siècle, partis à la recherche d’un des leurs au Japon – suspense garanti jusqu’à la dernière seconde. Or, toutes les personnalités susmentionnées ont passé quelques années, dans leur jeunesse, dans des établissements dirigés par ces religieux et éducateurs. Des centaines d’élus, de patrons, de scientifiques, d’artistes ont suivi une partie de leur scolarité dans les collèges et lycées jésuites. Ou encore à Ginette (Sainte-Geneviève, à Versailles), une des meilleures prépas aux grandes écoles du pays.

Ah, les jésuites ! Un ordre qui nourrit un grand nombre d’idées reçues. En 2013, l’accession pour la première fois en deux millénaires de l’un des leurs au fauteuil pontifical, a de nouveau braqué les feux sur eux. Si on les sait intelligents, spirituels dans tous les sens du terme, on leur reproche parfois d’être louvoyants (la fameuse « réponse de jésuite »), comme en témoigne une vieille plaisanterie. Un quidam répond à un jésuite perdu dans Rome qui lui demande le chemin du Vatican : « Vous ne trouverez pas, c’est tout droit ! » Surtout, on souligne aussi souvent leur intrigante, voire inquiétante proximité avec les puissants. Alors maintenant qu’ils sont représentés au sommet de l’Église catholique… Les déclarations de François, pape qui défend les plus pauvres, voit en l’argent le « fumier du Diable » et vilipende régulièrement les excès du capitalisme dans les termes les plus durs, ne suffisent pas à démentir les clichés. Pour nous faire une idée de qui il sont vraiment, nous avons interrogé ceux qui les ont côtoyés dans les cruciales années de formation. Le verdict est quasi unanime : nos interviewés en gardent un souvenir très positif. « Une période qui m’inspire encore aujourd’hui et inspire les valeurs de notre entreprise », dit Michel de Rovira, codirigeant de Michel et Augustin, qui a rencontré son associé, Augustin Paluel-Marmont, sur les bancs de Saint-Louis-de-Gonzague, à Paris, établissement plus connu sous le nom de Franklin. La devise pédagogique des jésuites « Former des hommes pour les autres » irrigue, assure-t-il, ses relations avec ses équipes.


Un « grand ordre intellectuel »

« Des années incroyables », abonde Noël Mamère, que l’on imaginait spontanément plutôt critique. Le député vert a étudié au lycée Saint-Joseph de Sarlat, en Dordogne, et évoque avec gourmandise « une certaine autogestion dans la façon de fonctionner et de surveiller ». Lui, le seul non pratiquant catholique de sa famille (dixit), salue la largeur d’esprit d’enseignants « forcément très ouverts après leurs quinze années d’études ». Il y a côtoyé toute la tribu des Ceyrac, qui a donné un patron des patrons (François, patron du CNPF – l’ancêtre du Medef – de 1972 à 1981) et un charismatique missionnaire jésuite en Asie (Pierre). « Une période extrêmement positive », pour Tidjane Thiam, le patron du Crédit Suisse, qui a préparé Polytechnique à Ginette. « Vraiment de très bons souvenirs », selon Laurent Delahousse, le présentateur du week-end sur France 2, qui était en section sport études à La Providence, à Amiens. Valérie Pécresse, la présidente de la région Île-de-France, dit avoir « grandi, dans tous les sens du mot, y compris pour l’esprit critique » grâce à ses années à Daniélou, un lycée des Hauts-de-Seine. Xavier Fontanet, l’ancien patron d’Essilor, peut parler une demi-heure sans pause des dix-sept années qui l’ont « forgé ». « Un bon souvenir », appuie Carlos Ghosn, patron du groupe Renault-Nissan, qui a effectué douze ans de sa scolarité au collège Notre-Dame de Jamhour, à Beyrouth. L’essayiste Pascal Bruckner, ancien élève de Saint-Joseph à Lyon, lit toujours la revue Études, et admire un « grand ordre intellectuel ».

Même ceux qui sont plus réservés l’admettent seulement du bout des lèvres. « La formation que j’ai reçue m’a totalement structurée, glisse Léa Salamé, journaliste à France 2 et France Inter. Même si on a essayé de m’enfermer dans un moule qui ne m’allait pas. » C’est le navigateur Loïck Peyron qui se montre le plus sévère : « Les années que j’ai passées au collège de Vannes m’ont éloigné de toute croyance. Et j’ai été viré pour avoir fait le mur ! » Malgré tout, il y a néanmoins scolarisé deux de ses quatre enfants ! Comme quoi la formation doit y avoir de bons côtés…

Parmi les anciens élèves que nous avons sollicités, seuls deux n’ont pas souhaité nous répondre. François Fillon, peu désireux sans doute d’en rajouter, après son « Je suis gaulliste et chrétien » lancé à la télévision pour défendre ses intentions quant à la Sécurité sociale. Et Emmanuel Macron, qui a d’abord accepté de témoigner avant de se raviser. Peur de parasiter sa campagne à un moment critique ? C’est chez les jésuites, à Amiens, qu’il a rencontré sa femme, Brigitte, laquelle a enseigné jusqu’à récemment à Franklin. Après sa prestation survoltée du meeting de Paris en décembre, il a néanmoins confié à l’hebdomadaire catholique La Vie que sa scolarité à La Providence lui avait « apporté une discipline de l’esprit et une volonté d’ouverture au monde ». Un clin d’œil à l’électorat catholique, tout en subtilité…

Chacun raconte une anecdote qui l’a marqué à vie. Louis Gallois se souvient très précisément de ce « 13 juillet 1962 où un père de Ginette m’a convoqué pour m’inciter à ne pas persévérer dans une prépa scientifique, pour m’orienter vers la voie des épiciers ». Ce sera HEC, puis l’ENA. « Excellente intuition et analyse de ce que j’étais », dit l’ex-patron de la SNCF et d’EADS, aujourd’hui président du conseil de surveillance de PSA. Pour Bruno Le Maire, une annotation ironique, « peut mieux faire », en face d’un bulletin noté 20/20 à Franklin, a été l’un des moteurs du cursus honorum qui l’a conduit à Normale Sup, l’agrégation, puis l’ENA.


20 000 élèves dans toute la France

L’apprentissage de la « confiance et de l’écoute des autres », jure Xavier Fontanet, l’a aidé dans des affaires compliquées au Japon et en Corée. Carlos Ghosn a été très séduit par le côté cosmopolite de l’enseignement avec des professeurs français, libanais, syriens, égyptiens, suédois, canadiens… « J’ai vécu, dès mon plus jeune âge, la diversité du monde », déclare celui qui vit aujourd’hui à cheval sur plusieurs continents et dirige deux groupes aussi différents que Renault et Nissan. Le protestant Charles Fries, ambassadeur de France en Turquie, sait gré à ses anciens enseignants d’avoir remplacé les cours de catéchèse par un enseignement de piano. Il se souvient avec amusement que sa grand-mère reprochait ardemment à ses parents de l’avoir « mis chez les cathos ». Et les musulmans, alors ? « Aucun problème » , affirme Tidjane Thiam qui, pour sa part, était chargé dans sa classe des relations avec les professeurs et l’administration.

Chacun a aussi son idée sur la spécificité des établissements jésuites, qui accueillent encore plus de 20 000 élèves dans toute la France : « L’apprentissage de l’autonomie et l’idée que la vie a un sens » (Valérie Pécresse), « une discipline, une rigueur » (Laurent Delahousse), « une exigence et l’émulation positive », témoigne Sophie de Closets, PDG de Fayard et « fille de », à qui son père avait lancé : « Dès que tu commenceras à ressembler aux autres élèves de Franklin, je te sors ! » Traduction : dès que tu auras l’air bourgeois du XVIe… « Je crois que j’ai appris avec eux le don du silence. L’autorité ne s’exerce pas avec des décibels, mais avec la compétence qui se prouve. Je vous assure qu’en bateau, avec un équipage, c’est sacrément utile », souligne pour sa part Loïck Peyron.


Leadership et confiance en soi

Mais des établissements laïques peuvent appliquer les mêmes principes et inculquer les mêmes valeurs : il faut donc creuser davantage. Bernard Ramanantsoa, longtemps directeur d’HEC, a réfléchi à la question – il est passé en prépa à Versailles. Sa conclusion : « Les jésuites s’occupent des élites pour leur dire qu’elles ont une mission à accomplir, celle de s’occuper du bien commun. Franchement, c’est assez particulier. » Pour le professeur Olivier Goulet, chef de service de gastro-entérologie à l’hôpital Necker, « leur pédagogie apprend l’écoute, la bienveillance et un esprit missionnaire. Ce sont eux qui m’ont poussé à ne pas avoir de consultations privées au sein et en dehors de l’hôpital ».

Encore autre chose ? « Je crois que ce que l’on apprend, c’est le leadership, à avoir une grande confiance en soi, à être bien dans sa peau dès que l’on fait les efforts nécessaires et, plus que tout, à ne pas être impressionné par quoi que ce soit, sauf par ce qui est spirituel », analyse Nicolas de Tavernost (M6), qui a passé quatre ans au Collège Tivoli de Bordeaux. Mais c’est François Sureau, avocat parisien renommé et un de leurs proches, qui croit avoir découvert leur véritable secret : « Il n’y a jamais eu autant de sermons que depuis que les églises se vident. Partout, on nous sermonne. Eh bien, les jésuites ne sermonnaient pas sur la foi et la vie, ils donnaient à voir. Ils ne cherchent pas à inculquer des valeurs, ils les vivent. » Et puis, ajoute-t-il, avec un soupir d’aise, ils sont « décentrés par rapport à la ligne plus traditionnelle des catholiques aujourd’hui. Cela fait du bien ». Les principaux intéressés résument en quelques phrases lapidaires. « Nous proposons que chaque élève apprenne à lire ses émotions, à s’écouter. Nous essayons de trouver un équilibre entre l’émulation et la solidarité. Nous sommes davantage sur l’autonomie que sur le collectif », explique le père Pascal Sevez, responsable du Centre d’études pédagogiques ignacien.

Tout le monde n’y trouve pas forcément son compte : « les personnalités qui ont du mal avec l’autorité sont moins à l’aise », explique Léa Salamé, partie en cours de scolarité de Franklin. « C’est un système qui a souvent du mal avec les enfants rebelles. J’étais dans cette catégorie et seuls mes bons résultats scolaires m’ont permis de rester à Jamhour ! », avoue aujourd’hui Carlos Ghosn. Le collège libanais ne lui en a pas tenu rigueur puisqu’il lui a demandé, il y a deux ans, de venir présider des cérémonies officielles. « Les jésuites ont l’intelligence des situations et des rapports de force, mais parfois aussi un peu de cynisme dans l’intelligence. Cela étonne parfois », relève sobrement Louis Gallois. Une forme d’humour distancié qui peut passer pour de l’orgueil. Comme en témoigne cette plaisanterie apocryphe : un jésuite, dans sa prière, demande à Dieu si les jésuites sont vraiment les religieux qu’il préfère sur la terre. Le lendemain matin, il trouve un petit mot sur sa table de nuit. « Non, vraiment, j’aime tous les hommes de la même manière. » Signé : Dieu, SJ. SJ, la signature des jésuites, pour Societas Jesu !


Une méthode d’enseignement

Quelles que soient les réserves, les résultats sont là – et c’est aussi ce que viennent chercher les parents. En 2016, Ginette s’est classée première des prépas de France pour les entrées à Polytechnique et dans le trio des meilleures écoles de commerce (option scientifique), HEC, l’Essec et l’ESCP Europe. Et dans la course au concours, il y a certainement une méthode jésuite, qui encourage l’esprit d’équipe. À Ginette, se souvient Tidjane Thiam, chaque élève du premier tiers de la classe doit en aider plusieurs plus à la peine. Ailleurs, c’est souvent plus brutal : « À Louis-le-Grand, la concurrence est telle que les élèves déchiraient les pages des livres de la bibliothèque pour conserver un avantage », persifle sous le sceau de l’anonymat un ancien élève aujourd’hui grand patron. Les jésuites récusent du coup le reproche d’élitisme qu’on forme souvent à leur égard. « Nous souffrons énormément de cette image, reconnaît le père Pascal Sevez, qui argumente néanmoins sur le ton de l’humour. Mais le Pape, c’est l’élite dans son domaine, non ? » C’est que, du point de vue jésuite, il y a un bon et un mauvais élitisme.

Quand il dirigeait le grand collège jésuite de Marseille, le père Sevez a pris, il y a trois ans, une initiative « sociale » et symbolique qui a eu une grande retentissement médiatique. Il a interdit les marques trop visibles sur les vêtements, de sorte que les élèves ne se lancent pas dans la surenchère de la distinction sociale. Les jésuites rappellent aussi que les droits d’inscription, dans leurs établissements, dépendent du niveau de revenus des parents qui doivent fournir des justificatifs. « Quand je suis devenu ministre de la Recherche, ce que les jésuites faisaient dans leurs écoles, à savoir aider les plus défavorisés à accéder eux aussi aux meilleurs parcours, m’a incité à créer des prépas aux prépas », se rappelle Valérie Pécresse.


Un travail sur les questions sociales

En réalité, l’image d’amis des puissants qui colle à la peau des jésuites apparaît largement datée. De toutes façons, depuis cette année, les jésuites ne dirigent plus aucun établissement directement. Ils en assurent la tutelle, ce qui reste bien sûr important. Leur véritable levier d’influence est toutefois à chercher ailleurs. Par exemple dans les aumôneries, des collèges ou des grandes écoles. Un de leurs centres les plus actifs se situe à Sciences Po Paris, où ils disposent d’un petit immeuble très fréquenté, à 100 mètres de la rue Saint-Guillaume. Leur moindre proximité, par rapport à autrefois, avec les « gens de pouvoir » se note à d’autres indices. Un parmi d’autres : depuis plusieurs décennies, il n’y a plus eu d’aumônier national issu des rangs jésuites, auprès du mouvement des Entrepreneurs et dirigeants chrétiens.

Les jésuites ont fait le choix d’être ailleurs. Dans d’autres écoles d’ingénieurs, les Icam, à Nantes, Toulouse par exemple, ainsi que dans des écoles de production et d’apprentissage dont on parle moins dans les médias, mais qui comptent tout autant à leurs yeux. Ils sont également nombreux à travailler sur les questions sociales. Centres de recherches, revues spécialisées et alterlibérales comme la revue Projet, communautés dans des banlieues difficiles, accueil de réfugiés avec le Service Jésuite des Réfugiés et son réseau Welcome – très médiatisée à l’automne 2015… Leurs engagements sont variés. « La vérité, c’est qu’ils ont abandonné les élites aujourd’hui. Et je crois que c’est une erreur », juge sévèrement François Sureau. L’écrivain, auteur d’un livre sur saint Ignace, est très actif dans les réseaux d’avocats venant en aide aux demandeurs d’asile.

Le parcours du jésuite Gaël Giraud est illustratif : dans l’élite, mais contre les idées supposées de l’élite… Normalien et économiste, il met en oeuvre actuellement, comme chef économiste de l’Agence françaisede développement (AFD), la politique gouvernementale dans le combat contre la pauvreté et la promotion du développement durable. Au cœur d’un pouvoir, donc. Mais il milite très activement en faveur d’un autre fonctionnement de l’économie. Il plaide notamment pour une profonde réforme du système financier et une véritable régulation bancaire. Il défend aussi l’idée de plafonner les écarts de revenus entre Français à un ratio de un à douze…

Quant au fantasme d’un occulte cercle de lobbying catholique, il ne résiste pas à l’examen des faits. Un nombre important des anciens élèves n’a tout bonnement pas gardé de contacts avec les jésuites. Pour des raisons personnelles ou parce que l’occasion ne s’est pas présentée. Ce qui est juste, en revanche – et c’est une belle preuve de la réussite de la compagnie de Jésus -, c’est que beaucoup ont confié leurs enfants à des établissements jésuites.

Génération après génération, les valeurs jésuites infusent donc. Mais comment un nombre aussi réduit de personnes – on ne compte que 400 jésuites en France à l’heure actuelle – parviennent-elles à laisser une empreinte aussi forte à des dizaines de milliers d’autres ? Ce pourrait être un sujet d’examen. Vous avez quatre heures.

> Source : les Echos.fr

> Photo : © Franklin – Saint-Louis de Gonzague